Janvier 2008

Souvenirs pour l’avenir

 

Cinq mois déjà depuis le dernier édito. Mes mots se seraient-ils faits un peu paresseux ? Avais-je envie que l’histoire de Yanet reste en ligne quelques mois (voir archives) ? Une amie l’a retrouvée au bord de son lac du Chiapas. S’occupe d’elle. Nous allons tenter de faire en sorte qu’elle vive.

Nouvelle maison depuis maintenant quinze jours. Tel un chat je me fais petit à petit mon territoire. M’aventure encore assez peu dans le jardinet, restreins mon espace à la petite table de bistrot et son entour immédiat. Fouine sur internet comme dans une librairie d’occasions (je ne tarderai pas dans la rubrique « Les Copains d’abord » à vous transmettre quelques liens). Pour qui sait chiner et ne pas trop s’y perdre, internet permet les mêmes découvertes musicales que je faisais chez la disquaire de mon enfance. La disquaire avait de perpétuelles migraines (’enfant que j’étais et qui passait ses samedi après-midi à écouter des disques chez elle en était-il la cause ?). Aujourd’hui, elle peut soigner sa migraine tranquille. Une banque s’est installée à sa place.

L’autre jour, de visite chez mes parents, par un beau soleil de dimanche d’hiver, je me perdais dans des rues buissonnières où je n’avais plus mis les pieds depuis 30 ans … Treinte aňos. C’est à des mots comme ceux-là qu’on mesure le temps qui passe. Les rues elles, à peu de choses près étaient les mêmes. Permanence et impermanence. Et ce perpétuel besoin de se saisir de cette réalité par l’écrit, le « dire ». Ma boussole intérieure a fini par me remettre sur le bon chemin… Il est étrange le moment où l’on s’aperçoit que l’on est plus vieux que ses parents quand on les a « connus ». Et que les parents ont désormais une tête de grands-parents.

Dans la mansarde de Cayeux-sur-Mer, qui me servait de chambre, dans la maison desdits grands-parents, le grand vent qui se prenait dans les filins des drapeaux que je voyais de ma fenêtre, et donnait le sentiment d’un appareillage nocturne. La chapelle des marins de l’autre côté de la rue, avec ses navires suspendus des voûtes, ses filets de pêcheurs d’autrefois aux murs. La dame au gaufre et le même grand vent qui faisait s’envoler le sucre. Le tournant où il fallait faire attention de ne pas se faire écraser – il me semble que j’ai dû y parvenir ; et juste après le tournant la dame qui vendait ses « soles de la nuit » sur le trotoir. Les cabines et le long chemin de planches. L’année des coccinelles, on ne pouvait pas faire un pas sans que 40, 50 coccinelles se posent sur vous, le Bon Dieu accablait la Terre de ses « bêtes à », que lui avions-nous fait ? La librairie où j’achetais des livres magiques : quand on passait un pinceau mouillé sur les dessins, les couleurs apparaissaient. Je ne connaîtrais plus semblable magie – hors peut-être celle des instants où je raconte, où les souvenirs se racontent entre nous et libèrent leur saveur, comme d’une très vieille fiole qui aurait gardé en elle le parfum de celui qu’elle a jadis contenu.

Il paraît que quand on a découvert et ouvert la tombe d’un pharaon, on y a trouvé un grain de blé. On l’a sorti de la tombe, planté, et il a germé. Ainsi en est-il de nos souvenirs pour l’avenir.

 

Philippe Sizaire

 

 

 

Septembre 2007

YANET, Chiapas

Fin septembre 2007, Mexique. Les "lagunas de Montebello", zone de lacs multicolores en pleine forêt, à deux pas de la frontière du Guatemala. D’ordinaire les lacs de Montebello sont de toutes les couleurs, le soleil se reflétant dans leurs fonds changeants, mais ce jour-là ils sont de toutes les nuances imaginables du gris. Une bonne grosse pluie rajoute "de l’eau dans de l’eau", comme chante Leprest. Quelques cabanes disposees bien en rang au bord d’un lac. On y vend des "quesadillas", de la "carne asada". Les traditionnels enfants se précipitent vers nous en quete de quelques pesos, qui pour nous vendre des "chicles", qui du café ...

Elle : différente. Elle babille dans une langue étrange que je crois un instant être la langue des "indigenos" du coin, mais qui s’avèrera être la langue de ceux qui n’ont pas de langue. Elle reste un peu à l’écart tandis que nous mangeons. Me regarde. Me sourit. Je lui souris aussi. Elle a neuf ans. Elle est belle, pleine de vie. Elle cache à-demi son sourire derrière sa gêne et le col de sa veste de survêtement, joue avec les gouttes de pluie, les attrape de la main, du pied. Disparaît. Revient avec un bout d’avocat qu’elle mange et dont elle jette la peau dans les flaques, en rit et me sourit encore. J’ai envie de la prendre en photo, mais je sais que les "indigenos" n’aiment pas ca, et puis à quoi bon la "prendre" en photo, jamais je ne pourrai capturer toute la vie qui déborde d’elle. D’ailleurs je n’en ai pas envie. Elle restera dans mon souvenir, vivante.

Elle disparaît un encore un long moment. Nous nous apprêtons à partir. Je la cherche, pour lui dire au-revoir. Revoir son sourire. Elle réapparaît dévalant la pente de gravier trempé. Tombe la tête la premère. Se fait mal. Pleure. Et puis ne pleure plus. S’agite. Ne se relève pas. Ne bouge plus. Nous la portons jusque dans la cabane de sa grand mere. La couchons.

Yanet est un condensé d’histoires quotidiennes du Chiapas : sourde-muette, elle a une malformation au coeur, elle est orpheline de père, sa mère vit et travaille à Mexico City pour envoyer de l’argent aux trois enfants et pour les médicaments. Mais les médicaments coûtent trop chers au Mexique, et puis la ville est loin, alors ils les achètent au Guatemala... Médicaments de contrebande qui font plus de mal que de bien. Si Yanet n’est pas opérée à l’âge de 12 ans, elle mourra... Et j’ai soudain envie que la sarabande de la vie et de la mort, ce grand carnaval macabre et burlesque du Mexique, s’arrête un instant pour rendre grâce au sourire de Yanet.

à suivre ...

 

Philippe Sizaire

 

Juillet – Août 2007

Travailler, voyager ?

De retour d’un temps de vacance dans un pays où le travail n’apparaît pas être le moteur principal de l’existence (le Montenegro), j’ai eu l’idée de consulter en ligne le Littré, dictionnaire apparu dans les années 1860 et qui fit longtemps référence. La première définition qui y apparaît du verbe « travailler » est la suivante : « Causer du malaise, de la souffrance physique. » ( ex. « La fièvre le travaillait quand nous partîmes, avec le médecin par-dessus », Marivaux, Le Legs, sc. 14.). Suivent : « Tourmenter, inquiéter », « Occuper, préoccuper », « Agiter, exciter au mécontentement, à la révolte. Travailler les esprits, le peuple, l'armée. »,   « Travailler un pays en finance, se disait pour exercer avec rigueur les droits du fisc. »,  « Travailler un cheval, le manier ou le fatiguer. »,  « Façonner la pierre, un métal, etc. »,  « Soigner, exécuter avec soin. » , «  Se donner de la peine pour exécuter quelque chose, faire un ouvrage. Travailler de corps, d'esprit. Travailler à la terre. Travailler à un tableau. », « Plus spécialement, avoir de l'occupation, de l'ouvrage, en parlant de ceux qui exercent une profession mécanique ou industrielle. Les maçons travaillent très peu en hiver. ». À « travail » on trouve aussi mention du travail de l’accouchement (et de sa peine).  Et en m’intéressant de plus près à l’étymologie du verbe, je découvre : « Travailler a eu le sens de voyager (...) c'est de cette acception que dérive l'anglais to travel, voyager. » Me voici rendu à mon « voyage » du mois dernier ...

Voyager, ce serait donc (aussi ?) travailler ... En ce cas notre nouveau président « travaille dur » (et pas que du chapeau) en son « voyage » américain (mais s’agit-il vraiment de voyage quand on quitte les ors de l’Élysée pour aller rendre ses hommages au Dieu dollar ?). Je suis heureux en tous cas de découvrir cette étymologie que j’ignorais, tant il m’apparaît en effet que voyager c’est travailler : sur soi, sur son rapport au monde et sur la place que l’on espère y trouver ou (si l’on est plus ambitieux) s’y faire. Il m’apparaît même qu’un an de voyage (au minimum) devrait faire partie de tout cursus universitaire ou de tout parcours d’apprentissage, et être subventionné comme tel.

Mais l’on comprend que le « voyage » puisse être perçu par certains comme une perte de temps. Il faut désormais, dit la pensée morale propre sur elle, travailler plus, plus longtemps, pour « gagner plus » (ou/et, au choix : pour boucher le trou de la Sécu, pour payer les retraites de ces « seniors » qui séniorisent de plus en plus longuement, pour remettre « la France au travail » etc.). Bref, voyager, quitter son parcours bien tracé pour emprunter de nouvelles voies encore inconnues, ce serait un truc de paresseux génétiquement déterminé, qui prend des chemins buissonniers pour mieux repousser le moment d’ « entrer dans la vie » (« Vous y entrerez dans la vie ! Puisque vous y tenez tant que ça ! » lance l’examinateur du certificat au petit Ferdinand dans Mort à crédit).

Pour que la vie ne soit précisément pas que cela – une « mort à crédit », voyageons. Rencontrons – d’autres manières de vivre, d’être, de penser, de se vêtir, de manger, de se déplacer, d’appréhender le temps. Notre président (jouant le grand air de la supériorité) reprochait récemment aux « africains » de ne pas savoir s’inventer un destin, d’être incapables de s’engager dans la voie du progrès, de rester bloqués à jamais dans un temps circulaire (doit-on lui rappeler que la linéarité apportée par les européens et leurs bateaux négriers lors du commerce « triangulaire » a mené les « africains » tout droit à l’esclavage – lire à ce sujet la [« Lettre Ouverte à Nicolas Sarkozy »-> http://www.liberation.fr/rebonds/271587.FR.php] dans Libération du 10 août 2007). Quels que soient les commentaires que l’on puisse faire sur telle affirmation simplificatrice, j’y lis surtout une volonté hégémonique d’imposer une perception du temps linéaire : le temps de l’avancée, du « progrès » (mais de quel progrès parle-t-on ?), de l’accumulation – dans une existence qui n’est dans ses rythmes profonds constituée que de cycles. Celui qui nous mène de l’enfance de la vie à l’enfance de la mort n’en est que le plus vaste, et n’existe qu’en relation avec une multitude, plus petits d’autres (d’ordre physiologique, émotionnel, intérieur) et plus vastes (d’ordre naturel, cosmique).

Voyager (fût-ce dans sa rue : pas besoin d'aller loin pour se mettre les sens en éveil ...) c’est aussi et surtout aller à l’école du relativisme, stimuler une curiosité, une « empathie » qui seules peuvent nous prémunir durablement des guerres, des conflits. Le relativisme n’empêche pas d’avoir une opinion, de la défendre, mais met en garde contre toute tentation de l’imposer à l’autre. Or le libéralisme économique d’aujourd’hui, sous sa forme la plus pervertie (et perverse) tend à vouloir s’imposer sur un mode aussi totalitaire que celui adopté par certaines pensées politico-religieuses : il vise à envahir tous les secteurs de la vie, et même de la pensée. Pour lutter contre l’envahisseur, travaillons en voyageant, tant intérieurement (par le chemin des arts et de ce qu’ils éveillent et accouchent en nous) qu’en laissant le monde nous traverser. Il apparaîtra alors que le voyage n'est pas la moindre arme de subversion qu'il nous reste.

 

Philippe Sizaire

 

Juin 2007

Manie ...

L’édito de ce jour commence en un lieu dont on parle assez peu en littérature : les toilettes. Et pourtant mes toilettes (quelle que soit la maison ou l’appartement où je me trouve habiter) ont à voir avec la littérature. Je m’explique. C’est une de mes petites manies qui est en cause.

J’ai toujours trouvé qu’acheter un livre était une manifestation d’optimisme envers la vie. De grand optimisme même dans mon cas, car j’achète à peu près trois fois plus de livres que je ne peux espérer en lire ... et escompte donc vivre trois fois plus longtemps que le temps qui m’est imparti. Je le dis tout net : je n’ai rien contre, car j’ai à faire. Alors si le petit dernier de mes jours voulait faire un peu la mort buissonnière, ce n’est pas moi qui sucrerait les allocations familiales à ses parents.

Donc, je me retrouve avec sur les bras, dans les armoires, sur les étagères ou jonchant les tables des livres en attente d’être lus. De temps en temps, j’en prends un, je le feuillette, je sais qu’il sera pour plus tard. Peut-être je le fais voyager un peu dans mon sac à dos, direction la Pologne, le Mexique ; il prend la pluie, des coups de chaud, se fait renverser dessus le shampoing, une bouteille de vin ... Mais au retour je ne l’ai toujours pas lu, et il reprend sa place domestique.

Et puis, d’un coup, je sens que celui-là, sous sa pellicule de poussière, ce sera bientôt le moment de le lire (trois ou quatre ans, voire dix, se sont écoulés depuis l’achat ; le livre a déménagé avec moi, été encartonné puis pris des allures de cadeau de Noël en toute saison, tant je l’avais oublié celui-là). Je l’extirpe doucement de sa rangée, de son tas, et il prend la direction... de mes toilettes ! Ce n’est qu’après un séjour de quelques semaines dans le réduit, où il sera ouvert et feuilleté au hasard, qu’il sera enfin prêt à être lu.

En ce moment voisinent dans mes toilettes Autoportrait au radiateur de Christian Bobin, acheté il y a un an à la librairie d’occasion Le Loup Bleu à Toulouse ; An Unfortunate Woman de Richard Brautigan, acheté chez Gibert à Paris le 13/04/2005 ; Le Théâtre et son Double d’Antonin Artaud, offert par Elise (que je remercie) avec la lettre qui l’accompagne, non datée mais ce devait être en 2003.

Je me demande ce que ces trois là, si dissemblables (Artaud, Bobin, Brautigan) peuvent bien se raconter dans mes toilettes. Peut-être un matin y descendrai-je et y trouverai-je un quatrième livre écrit à trois mains, Autoportrait d’une femme et son double ; ou Le radiateur malchanceux au théâtre. Attendons un peu, nous verrons bien, et finissons les trois livres commencés qui attendent dans la chambre qu’on tourne leurs pages plus avant.

 

Philippe Sizaire

 

Avril-Mai 2007

Nostalgie du peu

Voilà presque un an que dormaient dans des cartons mes cds, cassettes et vinyles. Depuis mon départ nantais et un entre-deux maisons qui dure, ils ont été baladé d’appart d’ami en garde-meuble, de cave en camion pour finalement atterrir à Toulouse. Chaque carton que j’ouvrais cette semaine, c’était un peu Noël.

Je réécoute mes cassettes, certaines ont 20 ans, d’autres peut-être plus. Je réalise combien je suis plus attaché aux bandes magnétiques qui défilent ou au 33 tours  (ou aux 25 centimètres – les 45 tours, jamais trop aimé, sauf les 4 titres peut-être. Je parle chinois là ? Arrêtez-moi ...) qui tournent sur une platine qu’aux « compact-disques ». Le côté « compact » qui me gêne? Une forme d’impersonnalité, de froideur. La même différence qu’entre vivre dans une vieille maison un peu humide et pleine de charme ou un appartement du dernier cri fonctionnel. J’aimais aussi l’ennui d’avoir à changer de face. Le fait que ces enregistrements de Janus soient des « deux faces ». Conçus comme tel. Quand on en enregistrait un, il ne suffisait pas de réussir la première face, il fallait encore ne pas rater la seconde. Quand on saisissait le disque hors de sa pochette et qu’on le plaçait sur la platine, on ne savait pas même parfois sur quelle face on allait tomber (et, allez, on en avait toujours une préférée).

 

J’aimais les craquements. Les petits défauts – comme chez les êtres : ce qu’on aime vraiment quand on aime, n’est-ce pas précisément les petits défauts de l’autre auxquels on s’attache, et qui nous attendrissent la viande du coeur ? Je parle au passé alors que ces disques et cassettes sont sous mes yeux. Mais comme tout le monde, aujourd’hui, j’achète des CD, j’en grave, je chine sur des petits sites sur internet à la recherche de toutes ces perles rares que la marée monocorde de la radio dérobe constamment à nos oreilles. J’accumule. (C’est si facile, ça va si vite de graver. Parfois je copie et j’archive, sans même vraiment écouter plus d’une fois).

Et je me souviens. Du temps où pour tout trésor (je devais avoir dans les 6 ou 7 ans) je n’avais que la collections des comptines enfantines (arrangées par François Rauber, qui œuvra aussi pour Brel, et à qui je devais le premier montrer mes chansons à 17 ans !) et une dizaine de disques de mes parents, les fameux 25 centimètres : deux de Brassens (le n°4 et le n°5, encore à ce jour mes préférés !), quelques uns de jazz (dont Louis Armstrong and His Hot seven, et l’injustement méconnu clarinettiste New Orleans Albert Nicholas), trois de fado (Amalia Rodrigues), un des débuts de Charles Trenet ...

Mon monde musical avait la taille de ces comptines et de ces dix disques « de grand » que j’écoutais et réécoutais en boucle. Je me souviens de l’émotion que j’ai eue quand avec mon argent de poche, j’ai acheté mon premier disque, un autre 25 centimètres de Brassens. Je n’ai pas reconnu sa voix (quelques années séparaient cet enregistrement de ceux que j’avais en ma possession) et sur la photo il avait 20 ans de plus que sur les deux 25cm dont j’avais labouré les sillons des années durant ... Subitement, je prenais conscience de ce qu’était le vieillissement – d’une voix, d’un visage. Je prenais 20 ans en même temps que Brassens.

Ce disque était le premier d’une très longue série. Tout mon argent de poche y passerait jusqu’à la sortie du lycée, je passerais des heures chez la disquaire du Boulevard de la République et ses migraines. Mais chaque disque que j’achèterais, il serait véritablement mien. Je le goûterais, le savourerais, le digérerais, avec ce qu’il fallait de patience, de temps à lui consacrer. Aujourd’hui l’émotion de la découverte s’est émoussée. L’oreille s’est faite. Elle demande encore à être surprise. Mais le plus souvent, elle écoute un peu distraitement. Aucun CD je crois ne me changera comme a pu me changer le coffret des 10 vinyles Barclay de Brel. Ou bien d’autres.

J’aime la musique, et je ne pourrais pas vivre sans elle. Mon premier geste en rentrant chez moi est toujours de « marquer un territoire sonore » (et j’en supporte d’autant moins ce que je perçois comme des agressions ... Chérie FM ou ses avatars en insupportable fond sonore dans tous les autocars de la terre). Mais la musique est pour moi désormais comme un paysage auquel on a fini par s’habituer. Je continue à me laisser surprendre par une lumière, un ravinement du chemin après la pluie, une fleur arrivée là par la grâce des vents. Mais j’ai ce rien d’inattention, de détachement, d’ « on ne me la fera plus », qui fait qu’elle me traverse (en laissant en moi sa trace) plus qu’elle ne me transforme. Et j’en conçois comme un rien d’une nostalgie semblable à un vieil air qui tourne (en 78 tours celui-là) sur le très ancien phonographe de mes grands-parents.

 

Philippe Sizaire

 

Mars 2007

 

L’édito : Instant volé

Est-ce depuis que j’ai commencé à monter sur une scène pour y raconter mes histoires ? Je ne sais pas ... Je crois que c’était déjà là avant. J’aime, quand je suis moi-même "public", me placer à l’avant de la salle dans un spectacle : pour voir les yeux de l’artiste (loin d’eux, j’ai l’impression de n’y être pas) ; et pour pouvoir discrètement me retourner et regarder celles et ceux qui regardent le spectacle.

J’aime ce qui se laisse entrevoir à ce moment-là. Quelque chose qui est de la nature de ce que chante Pierre Perret capturant le secret d’une femme dans sa belle chanson "La porte de ta douche est restée entr’ouverte"... Quelque chose de l’ordre d’un regard amoureux surpris au détour d’un banc public cher à Brassens.

J’aime ce qui s’ouvre alors dans les visages des gens. Cette garde qui se baisse. Quand l’artiste est généreux, talentueux, il agit en révélateur de ce qui se niche de meilleur chez celles et ceux qui lui prêtent leur attention.

J’aime aussi la liberté de ces instants ... liberté pour certains de "décrocher", de partir sur leur chemin de rêve, de fermer les yeux, d’être là et ailleurs à la fois ... ou au contraire d’êtrre intensément, tout entier dans l’instant, de réfléchir la lumière qui vient de la scène dans leur sourire et dns leurs yeux, d’aller d’un même pas d’écoute. Public au même instant rassemblé, et formé d’individus si différents. Véritable société où l’un n’est pas le supérieur de l’autre mais vraiment elle-même ou lui-même dans le partage de ce qui est offert. Cela bien sûr quand la parole suggère, est ouverte ; plutôt que quand elle assène un pavé idéologique.

La télévision fragmente, maintient les gens dans un isolement qu’on leur fait croire être une mise en relation avec le monde. Quand apparaît la vraie relation, c’est le monde qui en est un tout petit peu différent. Mais cet irremplaçacle-là, ce presque invisible essentiel, ne rentrera jamais dans le cadre d’un écran, fût-il géant.

Défendons le spectacle vivant et celles et ceux grâce à qui il peut vivre ou survivre. Le laisser mourir à petit feu, par indifférence, désintérêt, paresse ou renoncement, tuerait ce qu’il y a en nous de vie la plus vraie.                             

 

Philippe Sizaire

 

Février 2007

Debout !

Salut les des gars et les des filles

Ce site a maintenant 6 mois et est passé tout doucement de quelques dizaines de visites par mois en mai/juin à plus de mille deux cents en janvier ... Cela conforte ma foi en un réseau qui, pareil aux racines qui peuvent soulever une maison, continue de se tisser et de résister souterrainement, en attendant de soulever la maison sans fenêtres où voudraient nous faire vivre ceux que Jacques Brel appelait "ces gens-là".

Il ne suffit pas aux artistes (et à celles et ceux qui leur font l’honneur de les écouter) d’exercer leur métier (de conteur, de musicien, de comédien, de clown ... et d’auditeur !). Il leur faut agir sur les conditions d’exercice de ces métiers, sur leur rapport à l’autre et à la société dans son entier. Susciter le type d’échange qu’ils souhaitent.

De par sa vocation "artisanale", le conte se revendique davantage du marché bio que du supermarché ... C’est sa chance, et c’est notre responsabilité que de défendre des modes de production, de distribution et (osons rendre sa dignité au mot) de "consommation", équitables, créatifs, inventifs.

Le vendredi 26 janvier, je suis allé conter à Cergy pour l’asso étudiante Fotonovo qui organise un échange avec le Bénin. Non loin se tenaient sous chapiteau les journées Aux Urnes etc. durant lesquelles Fredo des Ogres de Barback proposait une nuit de "Contes estataires" ... Je suis un peu jaloux de ne pas voir perçu avant qu’il ne me le fasse apparaître que le mot "conte" était la pierre de touche du mot "contestation", composé donc de "conte" et de "estation" qui (je ne suis pas expert en étymologie, mais ...) a sûrement à voir avec "être", de l’ancien français "ester", du latin "stare" (« se tenir debout »).

Je citais Brel tout à l’heure, c’est lui aussi qui en son début de carrière chantait : "Vivre debout->http://www.paroles.net/chansons/23886.htm" ?

"Voilà que l’on se cache

Quand se lève le vent

De peur qu’il ne nous pousse

Vers des combats trop rudes (...)

Serait-il impossible de vivre debout ?"

 

Contons, contestons, rêvons, poésions ... mais debout !

 

Philippe Sizaire

 

 

 

Janvier 2007

 

L’identique changeant de l’h(H)istoire

 

Les conteurs parviennent à raconter maintes fois, sans se lasser, la même histoire ... Elle est toujours semblable, et pourtant toujours différente. C’est un peu comme une théière qui garderait le goût de tous les thés qui l’ont traversée. Si "tout a déjà été dit", il y en a toujours qui ne l’ont pas entendu, alors on peut dire et redire sans crainte, tout en gardant une oreille pour celle ou celui qui écoute. Ce n’est pas pour rien que le travail de l’acteur se nomme répétition : dans cette répétition il y a quelque chose qui insiste, qui renaît à chaque fois en se transformant, à l’instar du blues, que le poète et dramaturge afro-américain LeRoi Jones désignait en anglais sous le vocable de « changing same », l’identique changeant.

 

Qu’elle s’habille d’un petit « h »ou d’un grand « H », l’h(H)istoire est un identique changeant. On pourrait penser qu’après des millénaires d’Histoire, l’homme en aurait tiré quelque morale l’aidant à mieux vivre, mais hélas il semblerait à regarder l’état du monde que les élèves des leçons d’Histoire d’hier fassent souvent les maîtres-assassins de l’Histoire de demain.

 

Je lis beaucoup en ce moment. Des chroniques, des mémoires, des journaux. Et je suis frappé de constater combien certains rappels historiques n’augurent rien de bon pour les années à venir. Tiens, au hasard, prenez un extrait du Libération du 16 janvier 2007, et un autre du journal de guerre de Léon Werth, Déposition (éditions Viviane Hamy) :

 

Dans Libé, Nicolas Sarkozy s’élève ... Il est en campagne au Mont Saint-Michel, façon image d’Epinal d’une France éternelle humble et travailleuse, morale et croyante (ou pas, mais nénanmoins « inspirée par Dieu ») :

 

‘‘ « Je veux rester très humble car c’est un long chemin. Je sais ce que j’ai à dire, ce que je veux dire, comment je veux le dire. Je voudrais tellement que la crise morale française soit derrière nous. » Au Mont-Saint-Michel, où Jacques Chirac s’était aussi rendu lors de sa campagne de 2002, il a déclamé son « admiration pour ce symbole de la France éternelle où la nature, le travail des hommes et la spiritualité se sont rencontrés ». Dos à la baie, dans la cour de l’abbaye du mont, Nicolas Sarkozy, face à un mur de micros et caméras, devise sur la beauté des lieux, sur « ceux qui croient ou ne croient mais sont heureux de contempler le génie de l’homme inspiré par Dieu ». ’’.

 

Le même, quelques temps plus tôt, à la Foire Agricole de Châlons-en-Champagne : « Le premier problème économique, c’est qu’il faut maintenant, tout de suite, qu’il y ait davantage de différence entre la récompense que l’on donne à ceux qui travaillent et l’assistance que l’on donne à ceux qui ne travaillent pas ... Je pense à la France qui se lève tôt, qui travaille dur et qui ne comprend pas pourquoi dans un certain nombre de cas il y a si peu de différence entre celui qui travaille et ses revenus et celui qui ne travaille pas et ses revenus ... Voilà une injustice qu’il convient de corriger. »

 

En 1940, dans le journal de Léon Werth (pages 140, 158, extraits) :

« Le maréchal Pétain est par-dessus Vichy une carte postale en couleurs, une image de piété, une icône ... d’une France sans pli d’opposition, une France artisanale et de bons laboureurs ... D’une revue de presse, M. Fernand-Laurent : ‘Le nouveau régime s’acharne à remettre en honneur ce qui est au fond la vieille notion paysanne et artisanale du travail bien fait...’. C’est à cette poésie du passé, à cette poésie pour échotiers et à un moralisme flou que la bêtise s’accroche. On ne m’a guère donné, comme preuve de notre déchéance, que la loi de quarante heures (en 2007, remplacez par ‘trente-cinq’. Note du rédacteur), les congés payés et le sabotage ... La gauche, dans son vague espoir d’une civilisation humaine, tente d’étreindre un insaisissable avenir. Et la droite, en son désir d’un monde hiérarchique et bien cadastré, tente d’étreindre un passé qui n’est guère moins inconnu que l’avenir. »

 

Je vous ai livré ces quelques petits passages comme ça, pour agiter un peu les idées. Loin de moi l’idée de vouloir « faire la leçon ». Mais comme un regret pointe en moi de constater que notre mémoire historique cesse souvent où commencent nos tracas quotidiens ... et que la tactique qui consisterait pour un gouvernement à augmenter ces tracas est particulièrement efficace en ce que le temps passé à « s’en faire » est du temps qui n’est plus disponible pour simplement « faire ».

 

Tandis que nous manifestions l’an dernier « contre » le C.P.E. (habile chiffon rouge destiné à exciter le taureau et le fatiguer), d’autres lois passaient comme une lettre à la poste, et nous oubliions d’inventer d’autres formes de travail, de rapport à l’économie, à la production et la distribution, à nous-mêmes, qui seraient plus humaines, et davantage choisies qu’imposées.

 

En anglais, « history » peut aussi s’écrire « his story » : « son histoire ». La nôtre. Choisissons de la dire comme il nous plaira.

 

Philippe Sizaire

 

 

 

Décembre 2006

Parole et Pouvoir

 

A l’heure où le ministre-candidat N.S. (prenant le relai d’un L.P. hors d’âge mais toujours en embuscade) s’ingénie à confisquer le langage et redéfinir tel ou tel en "racaille", "droit-de-l’hommiste" ou "clandestin", revendiquons plus que jamais le droit à reprendre possession du langage et de notre parole.
Souvenons-nous que toute parole est pouvoir. Ainsi que le notait Philippe Val dans un de ses derniers éditos : "Si je veux exprimer une idée subversive au regard de la morale commune, je dois pénétrer ce que la langue possède d’accointance avec le pouvoir."

 

Le conteur est par nature un subversif. Son engagement relève davantage de la "suggestion" que d’une parole qui assène des vérités. A ce titre, il est un vrai libertaire, laissant son auditoire "entendre" sa parole de manière sensible et donc individuelle et collective à la fois (les sens étant ce que nous avons de plus propre, de plus particulier ; mais aussi ce qui nous permet d’entrer en contact avec le monde).

 
Toute parole qui ne serait pas "engagée" au sens où nous venons de la définir est une parole morte - ce qui n’empêche personne d’apprendre encore, de lire et de parler le grec ou le latin. Nous avons aussi à apprendre des langues dites "mortes".

 
Le discours du pouvoir est culpabilisateur. Il nous veut travaillant toujours plus, "méritant" par l’effort notre pitance, mais ignore tout effort qui produirait une richesse autre que matérielle, palpable, compte-en-banquisable. D’où un mépris diffus pour la condition de l’artiste-artisan, cet individu qui ne produit que de l’impalpable, du non-mesurable (comme l’est parfois le bonheur).


En d’autres temps, la junte de feu Pinochet brisait les mains du guitariste "dissident" Victor Jara ; les soldats de Franco fusillaient le poète Federico Gardia Lorca. Aujourd’hui les moyens sont moins francs pour réduire les "mal-pensants" et "mal-disants" au silence. Mais ces moyens (économiques, médiatiques, idéologiques) sont non moins "mal-faisants".

 
Conter, c’est aussi dire cela. Se revendiquer d’une parole libre. Aider chacun à revendiquer et affirmer cette parole. A trouver sa liberté en cette parole. A dire "je suis tel que je veux être", ou plutôt "je veux me surprendre toujours en devenant autre et moi-même à la fois", sans que personne n’y ait à redire.

Ces considérations mèneront les mois à venir. Si le conte divertit, il se doit aussi d’avertir ; moins de distraire que de ramener à une essence incorruptible de soi-même, à ces petits moments de vérité et de justesse qui en font la beauté.

 

Philippe Sizaire